Ces derniers
jours, à l’occasion des fêtes de Noël et du Nouvel An, j’ai reçu abondamment des
messages de souhait du bonheur et de prospérité et de toutes sortes de grâces
divines. Avec insistance, le concept de prospérité réapparaissait dans presque
tous les messages. Cela a suscité ma curiosité pour me demander si la
prospérité souhaitée par la plupart de mes amis avait un rapport quelconque
avec la magie ou si les conditions économiques qui la sous-entendent allaient
changer au cours de cette année 2015.
Comme religieux,
et étant donné que la plupart des messages reçus provenaient des religieux, je
me suis posé la question si ce concept de prospérité ne participe pas d’un rêve
collectif. Au-delà des émotions entourant les fêtes de fin d’année, j’ai voulu
réfléchir sur la prospérité désirée de nos contemporains religieux.
Par mes
observations et mon expérience, je me suis rendu compte qu’on ne peut pas
parler de prospérité s’il n’y a pas de croissance quantitative de l’avoir. C'est
vrai que la prospérité ne se limite pas au matériel; elle aussi
spirituelle. Mais je ne doute pas que les souhaits reçus comprenaient
une dose importante de la prospérité matérielle.
Hormis la question de la pauvreté que les religieux professent, la prospérité
existe là où l’acquisition des avoirs affiche des signes positifs. Pour
acquérir des avoirs, plusieurs voies, reconnues d’ailleurs par le Code de droit
canonique, s’offrent aux religieux : dons, héritages, quêtes, vente des
biens, salaire, etc. Etant donné que le mode commun de nos contemporains d’acquérir
des avoirs est par le travail, je me suis intéressé particulièrement de cette
voie pour atteindre la prospérité et voir comme le collectif des religieux s’en
sort avec.
Depuis des
lustres, il règne dans la mémoire collectif une croyance des religieux assidus au
travail avec des résultats positifs assurés. La maxime de « ora et labora »
(prière et travail) qui caractérisa les moines des grands couvents de l’Antiquité
et du Moyen-âge ne semble pas souffrir apparemment d’aucune nuance même de nos jours.
Et pourtant, la réalité n’est pas nécessairement correspondante aux
imaginations et rêves collectifs. Ainsi, la question du chômage des religieux
vaut la peine d’être posée. Existent-ils des religieux en situation de chômage ?
En d’autres termes, existent-ils des religieux dont la prospérité n’est pas assurée
dans un avenir proche ? Peut-on parler des religieux qui vivent dans la
précarité personnellement ou collectivement ?
La réflexion que
je compte partager ici, je dois le reconnaître, est encore dans un état
embryonnaire. Il faudrait la compléter avec des enquêtes fouillées et circonscrites
à une aire géographique précise. Dans l’ensemble, la situation que j’évoque ici
concerne quelques pays d’Afrique et en particulier l’Afrique centrale que je
connais le mieux. Le phénomène que je décris ne concerne pas toutes les
familles religieuses mais un bon nombre peut s’y reconnaître. Et si un
religieux en particulier peut ne pas se sentir concerné, au moins il peut
reconnaître un ami religieux qui vit ou qui a vécu une situation similaire. J’avoue
que dans cette réflexion, j’ai eu l’impression que le thème de chômage des
religieux est tabou et qu’en l’abordant, il faut faire beaucoup de réserve.
Un de ces
réserves c’est son ampleur ? Combien de religieux vivent-ils en situation
de chômage ? Comme je disais avant, il nous manque encore des statistiques
fiable mais le problème ne peut pas être ignoré.
D’abord, il
convient de se rendre compte que le monde des religieux est pluriel. Il y a des
prêtres, des frères et des religieuses. Chaque famille religieuse (institut ou
congrégation) a un charisme qui opère comme le moteur des activités du groupe
ou religieux. La vie d’une congrégation tourne autour de son charisme. Tant que
le charisme est vivant, il serait impensable que les membres adhérant à ce
charisme chôment. Et cet ici, que les incompréhensions surviennent.
En effet, avec l’implantation
d’une congrégation dans un pays donné ou avec la naissance d’une congrégation
ses activités sont bien définies et reconnus par l’autorité ecclésiastique
(Code de droit canonique actuel, canons 610 et 611). Cette implantation est
normalement une affaire d’une équipe de quelques individus. Une fois implantée,
le désir de la croissance de la famille ou congrégation entraine l’accueil ou l’adhésion
des nouveaux membres. Intentionnellement tout le monde doit participer ou se
consacrer aux œuvres charismatiques mais la réalité déborde souvent les
prévisions. Il arrive que les membres deviennent très nombres et que le champ
couvert par les œuvres charismatiques ne se soit pas étendu en conséquence. Il peut arriver aussi que les besoins qui ont motivés l'implantation d'une congrégation religieuse dans une localité donnée disparaissent. La
crise du charisme est un sujet que presque toutes les congrégations surtout les
anciens ou qui proviennent d’Europe ont eu à affronter. D'autres facteurs comme la disparition des pionniers du projet ou leur retour au pays natal, le changement d'activité, etc., aggravent souvent la crise. La prospérité désirée ou souhaitée accuse le coup. Certains membres dans de telles situations se retrouvent en chômage technique ou non déclaré.
Pour comprendre
cela, prenons deux exemples courants. Un prêtre est sensé dire la messe, prier
l’office des heures, et s’il est attaché à une paroisse, confesser, visiter les
malades, préparer les fidèles aux sacrements. Une telle activité est sensé
couvrir une journée de travail. Mais ce ne sont pas tous les jours où il y a
des pénitents, des malades à visiter, des sacrements à préparer. Et si dans
cette paroisse, il y a trois ou quatre prêtre, du moment où les religieux
doivent former une communauté de trois membres au minimum, un ou deux pénitents
ne peuvent pas occuper les trois prêtres. Parlant de la prospérité de ces trois
prêtres, ils doivent attendre ce que les fidèles apporteront de leurs
offrandes. Leur prospérité est liée à la générosité de leurs fidèles et non du
travail qu’ils fournissent. Un autre exemple pourrait s’agir d’une sœur qui
vient d’être destinée à sa nouvelle communauté. Elle a professé déjà les vœux perpétuels.
Dans sa nouvelle communauté, seule une sœur à un travail rémunéré dans un
diocèse. Le reste fait le travail domestique. Le diocèse ne peut pas engager
toutes les sœurs car toutes n’ont pas de qualification professionnelle
spécifique. La prospérité dans cette communauté dépend du salaire d’une seule sœur
qui à peine suffirait pour couvrir ses besoins personnels.
Ces deux exemples
fictifs reflètent certaines situations que vivent certaines communautés
religieuses d’Afrique. Avec toutes les réserves, on peut essayer de comprendre
les raisons qui sont à l’origine de ce problème. A mon avis, on peut relever :
1. Le monde en mutation. A l’époque, les religieux avaient des grandes
concessions. Les couvents ressemblaient à une grande entreprise du point de vue
de l’organisation et de la production. Aujourd’hui, pas mal de communautés n’ont
pas ces vastes terres des anciens couvents. Les moyens de production et l’expertise
des anciens font défaut. Des nouvelles communautés vivant en location
apparaissent. La technologie (agriculture, artisanat, architecture, etc.) n’est
plus du ressort des couvents, mais des universités.
2. La formation non compétitive. Les religieux aujourd’hui, sauf des cas
rares (en médecine et dans l’enseignement), ne sont pas compétitifs sur le
marché du travail. Il y a quelques années, les religieux étaient massivement présentes dans l'humanitaire. L'irruption des ONGs spécialisés dans l'humanitaire: projets de développement, urgences, etc., a renvoyé une bonne partie des religieux au couvent par manque de compétence compétitive. Leur formation n’est pas orientée vers le travail. La connaissance
de la théologie est une bonne chose pour des besoins internes. Et là aussi, il
n’y a pas de cause à effet dans le sens qu’une grande formation théologique
doit produire nécessairement un bon religieux. Souvent une prière d’une
religieuse ordinaire est plus profonde, si vraiment Dieu s’en tient à nos
formulations, que celle d’un théologien académicien. La prospérité relevant des
fruits du marché du travail ne semblent pas une question à résoudre dès demain.
3. Le recrutement clientéliste. En Afrique, ne nous le cachons pas, le
sentiment tribal est encore très fort. En soi, ce n’est pas mauvais. Il y a une
sorte de reconnaissance en cela. Le frère, c’est le frère, celui qui vous a
relevé de la boue, celui qui vous a montré la route. On ne grandit pas sur les
nuages. Si le frère est en chômage, il vous demandera la moitié de ton salaire.
Lancer le frère, comme on dit, c’est un acte de remerciement. Qu’est-ce qu’on
observe sur le marché du travail ? Il faudrait parler d’un miracle si, pour
deux religieux avec la même compétence qui postulent pour un même poste, un
étranger est retenu. Qui est étranger dans ce cas ? Celui qui n’est pas de
la tribu, du pays, de la congrégation, etc. Ailleurs, on observe les mêmes
comportements (même si le mal ne devient un bien pour être pratiqué par tous).
Ce n’est pas de l’injustice. C’est simplement de l’humain. Le religieux qui ne
compte pas sur les œuvres de sa congrégation a des beaux jours pour attendre
son tour ; car, les postes dans les œuvres des autres congrégations sont
réservées.
4. Les difficultés d’adaptation au monde des affaires. Les religieux, en
général, sont bien formés à la franchise, à la transparence, à l’éthique, à la
générosité. C’est vrai que le monde des affaires apprécient ces valeurs, mais rechignent
d’abandonner encore la ruse, le combat dur, les coups bas, etc. Un religieux
dans un monde d’affaires est traité comme un innocent. Cela dispose les enfants
de ce monde à s’insérer facilement dans le marché du travail que ne le ferait
un religieux.
5. La paresse. Le mythe des religieux travailleurs est un train de céder le
pas aux religieux viveurs. L’utilitarisme, la postmodernité et leurs valeurs de
consommation à outrance gagne du terrain dans les milieux religieux. Parler du
travail assidu, consciencieux est comme devenir l’ennemi de la vie. La
conséquence est le service des religieux qui perd de plus en plus de qualité.
Le bricolage s’installe. Le rendement étant médiocre, les entrées s’amenuisent.
La prospérité collective et individuelle, dans ce cas, est compromise.
De cette réalité,
dont l’ampleur nous est impossible de calibrer aujourd’hui, on ressent, pour
les communautés comme pour les religieux, des répercussions à considérer à l’heure
d’envisager une prospérité durable. Il s’agit :
1. Au niveau des religieux individuellement, de l’anxiété qui touche le
religieux en chômage. Il vit sans vivre. Le temps devient interminable et l'insomnie s'installe. Ce religieux n’a pas de sous comme les autres. Il ne s’offre
pas les mêmes caprices que les autres. En effet, l’économat central est censé
niveler tout le monde à la même règle. Le supérieur a la mission de subvenir aux
besoins de chacun (canon 619). Mais certains dirons leurs besoins, d’autres ne
le diront pas par pudeur peut-être. Dans certains cas, les inégalités entre
frères (et sœurs aussi) posent le problème de la profession de vœu de pauvreté.
Certains se débrouillent pour parier à la situation ; d’autres sombrent
dans le faux ou l’infidélité.
2. Au niveau de la communauté religieuse, le problème du chômage des
religieux met sur la table la crise du charisme qui ne s’incarne pas dans les œuvres
des frères ou sœurs. Parce que là où il y a le charisme vécu pleinement, il ne
peut pas y avoir de chômage des religieux. Pour la congrégation dont une partie
des membres souffrirait de ce problème, il y aurait l’urgence d’analyser
pourquoi accueillir de nouveaux membres avec un lendemain incertain, sans
prospérité.
Les solutions,
pour des cas actuels ou prochaines, ne viendront pas d’un seul souhait de Bonne
Année. Parfois des solutions structurelles s’imposent selon la nature de la
cause à l’origine de la situation. La formation spécialisée me paraît une
garantie pour se prémunir du chômage des religieux. Aussi, les religieux
doivent se rendre compte des changements intervenus dans le monde et s’adapter.
En parlant des religieux en situation de chômage, on doit penser aussi à
ceux-là qui sont en retraite anticipée, c’est-à-dire des religieux qui travaillent
en dessous de leur capacité.
Comme au début de
cette réflexion, je termine en évoquant les souhaits de bonheur et de
prospérité pour tous les religieux pas comme un rêve mais comme une réalité
programmable communautairement et individuellement. Bonnee Année 2015.
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